*
Elle était revenue par un jour de mai, les joues décharnées et les yeux rougis d’avoir trop pleuré. Elle avait attendu ainsi, des minutes durant, les jambes plantées dans la rue qui faisait face à la maison. Une maison d’un blanc jaunie et à la peinture écaillée. Une maison aux tuiles manquantes, aux normes douteuses et à la salubrité avancée. Cette maison dans laquelle elle avait mis au monde sa fille, cette maison qui allait bientôt devenir la sienne.
C’était Maya qui la première, l’avait remarquée. Par la fenêtre, la brune avait immédiatement reconnue la silhouette hésitante. Des mois s’étaient écoulés depuis sa dernière visite : Elle avait maigri, trop. Elle avait vieilli également : ses cheveux, qui à leur dernière entrevue étaient d’un noir jais, s’étaient recouverts d’un voile blanchâtre. Un coquard noircissait la moitié de son visage et dans son regard, une terreur telle qu’elle n’en avait vue chez personne. Cette femme avait changé, c’était indéniable. Elle semblait avoir vu l’enfer et hésitait à revenir sur terre, immobile et gênée face à sa propre fille. Pendant de longues secondes, elle ne pipa mot, les yeux baissés devant une Mary May qui ne savait quoi faire.
Sa mère n’avait toujours été qu’éphémère dans sa vie. Un condensé de douceur, de tendresse, qui venait et qui partait. Il n’y avait aucun ordre, aucune logique dans ses actions. Elle pouvait réapparaître après plusieurs mois d’absence, la câliner, l’inonder d’amour, puis disparaître à nouveau dans un silence inquiétant. Jamais elles n’avaient vécues sous le même toit, jamais n’avaient-elles passées plus d’une journée ensemble. Elle avait grandi avec cet ersatz de mère, habituée dès son plus jeune-âge à ne l’avoir qu’à mi-temps. Petite, elle avait cru sa mère aventurière, espionne, super-héroïne, avec une vie si trépidante qu’elle nécessitait une double-identité.
Son père ne lui avait jamais dit la vérité, trop occupé qu’il était à vivre dans l’attente et le souvenir d’une femme qui ne lui appartiendrait probablement jamais.
Il n’avait rien du prince charmant. Assez bourru, il n’était ni très beau, ni très drôle. Il n’était pas particulièrement intelligent, et sa situation financière laissait à désirer, ses deux emplois réussissant à peine à les faire vivoter sa fille et lui. Néanmoins, il semblait capable d’aimer comme aucun autre homme sur cette terre. Il n’y avait qu’à voir tous les efforts qu’il prodiguait à cette enfant qui, dieu merci pour lui, était soit trop naïve, soit trop bête pour voir la tristesse de leur situation. Qu’il pensait du moins.
Car elle avait fini par comprendre, Maya. Les traces sur le corps de sa mère quand cette dernière venait les voir, cet air craintif et chétif qui était constamment le sien. C’est parce qu’il y a Louis, lui avait-elle un jour confié lorsque sa fille avait été en âge de savoir. Louis, ce frère qu'elle n'avait jamais eu. Cet être invisible à qui elle ressemblait tant. Louis lui, n’avait personne pour le protéger du monstre qui lui servait de père. Alors elle restait à ses côtés, attendant de trouver une solution.
Et en ce jour de mai, la solution avait fini par se présenter.
*
Elle n’était pas fleur-bleue, pas vraiment. Elle avait passé son adolescence entre Shakespeare et les sœurs Brontë, à lire des histoires peu crédibles, d’amour égoïste et de destinées tragiques, pour ne pas dire absurdes. Lorsqu’elle avait vu son père embrasser sa mère au retour de cette dernière, elle avait été persuadée d’avoir face à elle la chose la plus belle que ce monde n’ait jamais porté. Une scène magique qu'elle ne pourrait jamais oublier, et qui la hanterait le restant de ses jours pour l’hypocrisie qu’elle représentait.
Probablement y avaient-ils cru, probablement sa mère y croyait-elle encore à en voir la manière dont elle restait proche de cet homme qu’elle avait tant chéri. Il y avait eu de l’amour entre ses parents, avant sa naissance et probablement après. Quelque chose de fort, d’incroyable, mais avec trop peu de solidité pour résister à la froideur de la vie. Son père, qui avait probablement vécu trop longtemps dans l’attente, n’avait su comment réagir quand la relation tant rêvée était enfin devenue réalité. Ils étaient trop vieux pour restaurer les bribes d’une passion éteinte, trop fatigués pour se débattre avec leurs propres sentiments, l’homme étant trop dépité pour essayer de retrouver cette femme qu’il avait tant aimé. Car la mère leur était revenue épuisée, brisée. Elle avait fuie son bourreau de mari trop tard, ce dernier lui ayant déjà tout pris. Sa dignité, sa foi en la vie, son fils.
Maya n’avait jamais rencontré Louis physiquement. Mais sa génitrice lui en avait tant parlé, qu’il avait été aisée pour la brune de décréter qu’elle connaissait son frère depuis des siècles. Elle avait mémorisé chacune des photos qu’elle avait vu de lui, pouvait deviner ses réactions, ses intentions et ce, grâce à toutes ces anecdotes qu’elle prenait plaisir à entendre encore et encore.
Lorsque sa mère décida qu’il était désormais trop dure pour elle de parler de cet enfant qu’elle avait si lâchement abandonnée, Mary May laissa simplement son imagination faire le reste. Louis était devenu cette image, cette figure héroïque vers laquelle elle se tournait quand elle avait besoin : Cette âme solitaire, à des années lumières d’elle, mais qui la comprenait mieux que personne. Une partie d’elle dans un autre corps. Il n’était pas vraiment une obsession, plus…cet ami imaginaire qu’elle ressortait des vieux tiroirs de sa mémoire quand elle en avait besoin. Son souvenir pouvait rester en sommeil longtemps, puis se réveiller aussi brutalement que la situation l’exigeait. Aussi, jamais son frère ne fut-il plus présent pour elle que lors de ces années passées sous le même toit que les êtres grisonnants qui lui servaient de parents.
Plus que l’humidité, c’était l’ennuie qui suintait dans cette maison, animée par la mélancolie de son père et la dépression de sa mère.
*
L’année de ses vingt-cinq ans, elle se maria. Une autre journée de mai. Il existe un vidéo de la cérémonie où on a la voit sourire et rire à s’en décrocher la mâchoire. Elle court partout, exulte, ne tient pas en place…une véritable boule d’énergie en dentelle blanche. A bien regarder, c’est une cérémonie minable où tout semble bas de gamme. Mais la mariée est heureuse. Lorsqu’on regarde bien, on ne voit pas encore son ventre pointé à travers la robe. Pourtant, elle est bel et bien enceinte. Et c’est la principale raison de la mascarade qui se joue sur la bande. Comme si on avait besoin de se marier pour élever un bébé…mais son père avait été ferme et le père de l’enfant n’avait pas bronché.
Ce jour-là, sa mère avait souri, et il avait semblé à Maya que c’était la première fois qu’elle voyait une telle expression sur son visage. Elle l’avait fixée longtemps, analysant le moindre mouvement de son visage, découvrant peu à peu les rides qui parsemaient ce faciès. Avait-elle toujours eu ces tâches de rousseurs ? Et ce grain de beauté à la commissure des lèvres ? Sans même qu’elle ne s’y attende, l’idée qu’elle n’avait jamais réellement connu sa mère la frappa aussi brutalement que tristement.
En vérité, Mary May avait fui sa génitrice, dès qu’elle l’avait pu. Elle n’avait pas voulue ressembler à cette femme faible et misérable. Elle n’avait pas voulu être contaminée par l’ennui qu’était sa vie. Alors dès qu’elle avait pu, elle était partie. Elle avait quitté la maison en ruine, la laissant aux deux fantômes qui l’habitaient.
Initialement, elle avait prévue de voyager, partir loin, faire de son existence sa propre aventure. L’Europe, l’Afrique pourquoi pas, l’Asie aussi. Elle voyait grand, elle voyait loin…mais des questions budgétaires la firent échouer à l’université de Californie. Ce n’était pas extraordinaire, mais cela lui donnait l’illusion de contrôler sa vie. Elle rêvait de grandes choses, de théories transcendantales, de bouleversement total. Elle n’y trouva que des cours ennuyants, des étudiants blasés, les meilleurs vins des Etats-unis. Mais surtout, elle le trouva lui. Une rencontre fortuite, hasardeuse, un ami d’ami. Il venait d’elle ne se savait quelle ville, il avait besoin d’un canapé où crécher avant de repartir. Une sorte de baroudeur, le voyageur qu’elle avait toujours souhaité être. Il avait des histoires à raconter, des aventures à vivre, et ses lèvres avaient le goût de l’océan. Elle l’aima dès le premier soir.
C’était une relation singulière, un de ses stupides drames romantiques qu’elle adorait dans les livres et fuyaient dans la réalité. Comme la plupart des êtres importants dans sa vie, il était plus absent que présent. Il partait, revenait, plus amoureux de la route qu’il ne l’était d’elle. Cinq ans de relation par intermittence et un amour qui ne les obligeait à rien. Une relation qui n’était pas censée durer, et Maya qui n’était pas censée tombée enceinte. Pourtant, lorsqu’elle lui avoua vouloir garder l’enfant, il souhaita être à ses côtés. Leur mariage dura moins de quatre mois.
Il n’était pas fait pour la sédentarité, encore moins pour la vie de couple. Il pourrissait sur place, nostalgique de ce qu’il avait été, haïssant déjà ce que sa vie allait devenir. Alors après l’avoir traité de batard de connard de merde de salopard, elle l’avait pris dans ses bras et lui avait rendu sa liberté.
*
Elle avait aimé son enfant. Au moment même où elle avait compris, avant même qu’il ne perde son apparence de têtard blafard. Elle l’avait adoré plus que toute chose sur cette terre et dès la première échographie, avait juré d’être la meilleure des mères. Un garçon qu’elle allait nommer Cobain. Un garçon qui aurait le droit d’être qui il voulait : Ecrivain, président, joueur de baseball, dresseur de lion même pourquoi pas…
Elle avait détesté les nausées intempestives, le rétrécissement de sa vessie, le bannissement des bouteilles de vin. Elle avait détesté être enceinte, mais pour rien au monde, elle n’aurait souhaité que cela s’arrête avant terme. Au sixième moi, elle arrêta de sentir le fœtus bougé. Pas de douleur, pas de contraction, juste un vide qui c’était brutalement installée en elle. Aucune cause ne fut trouvée.
Mary May retourna dans la maison en ruine où cette fois-ci, c'était sa mère qui l'attendait. Elle n'eu pas de pleurs, ni même d'épanchement émotionnelle. Mais pendant les quatre premières heures qui suivirent la mort du foetus in utero, la brune resta blottie dans les bras de sa génitrice. Jamais avant cela, ne s'était-elle sentie plus seule au monde.